
Encore un auteur à découvrir et à traduire.
Rafael Balanzà se fait connaître avec la publication de Crímenestriviales, un recueil de 5 nouvelles publié en 2007 à Murcie aux éditions J.J. Nicolás. Ce livre reçut un excellent accueil de la critique la plus exigeante.[1]
En 2010, il publie Los asesinos lentos [les assassins peu pressés], Madrid, Siruela qui reçut le prix « Café Gijón de novela » et donna lieu à 3 rééditions dans la seule année 2010, ce qui prouve qu’un roman de qualité peut également avoir sa place dans les « meilleures ventes » grâce surtout au bouche à oreilles.
Los asesinos lentos sera le premier volet d’une trilogie non fondée sur un personnage récurrent, mais sur une thématique psycho-philosophico-policière.
Los asesinos lentos
Le roman s’ouvre sur un incipit d’anthologie qui ne peut qu’allécher le lecteur : « J’étais en train de bavarder avec Valle au café Arrecife ; nous avions passé une bonne heure à évoquer de vieux souvenirs, nous avions bien ri ; et voilà qu’il m’annonce froidement et calmement qu’il allait me tuer, qu’il l’avait ainsi décidé et qu’il le ferait relativement vite. » [2]
Il, c’est Valle et le narrateur est Juan Cáceres. Ces deux protagonistes, ont joué ensemble dans un groupe de musique rock. Quand ils se retrouvent dix ans après, leurs chemins ont bifurqué, Juan a abandonné la musique et a bien réussi dans la vie. Il est marié, a des enfants et une bonne situation. Il est propriétaire d’une animalerie dans un centre commercial, vit dans une somptueuse villa et possède un bateau. Quant à Valle, sa vie est plutôt ratée ; il a poursuivi une carrière musicale qui ne l’a mené à rien ; divorcé, il vivote.
Si, au début, Cáceres pensait avoir affaire à une blague d’un goût douteux, la suite va le plonger dans une angoisse permanente qui va perturber sa vie professionnelle et familiale.
Il raconte, comme s’il s’adressait au lecteur, ce que fut son existence à partir de cette étrange rencontre : ses ennuis avec Maños, l’inquiétant propriétaire de la galerie commerciale dans laquelle est située son animalerie, ses rêves et surtout ses cauchemars qui ne font qu’accroître son angoisse. Il faudra attendre les dernières pages et un dénouement inattendu pour connaître le véritable destinataire de ce récit.
Dès le début, le lecteur est plongé dans une histoire imprégnée d’absurde – on ne peut éviter de penser à Kafka, dont l’auteur revendique explicitement l’influence – et d’interrogations : pourquoi Valle n’exécute-t-il pas Juan tout de suite ? Par un souci d’une vengeance différée ? C’est plausible. Cela relèverait alors du machiavélisme le plus pervers : en faisant planer sur Juan cette épée de Damoclès, il le met dans un état psychologique proche de la paranoïa. Mais alors pourquoi Valle lui propose- t – il son aide dans le conflit qui l’oppose à Maños ?
Et pourquoi ce comportement ambigu de sa femme ? Serait-elle la maîtresse de Valle ? Ou de ce psychiatre amateur de caméléons ?
Bref, les personnages qui vivent dans l’entourage de Juan, même s’ils ont l’apparence de gens normaux n’en ont pas moins des comportements bizarres qui n’aident en rien Juan à surmonter sa paranoïa.
Et puis il y a des histoires dans l’histoire, comme quand à partir de la page 107, Juan lit un des récits du recueil Trivialidades[Banalités] dont l’auteur est un certain R. Balazay, mort alcoolique et ruiné, qui fut directeur de la revue Architeutis.[3]
Ce récit, El recurso del arpón[La tactique du harpon], est la reproduction intégrale du récit éponyme paru dans Crímenes triviales. [Crimes banals]. Cette insertion n’est nullement gratuite : [Ce récit] m’a impressionné parce qu’il m’a paru y discerner une relation étrange, tacite avec les circonstances de ma vie. (p.107). El recurso del arpón est une histoire écrite dans la plus pure tradition kafkaïenne. Un enquêteur est envoyé dans une île pour élucider un assassinat qui n’a pas eu lieu. En effet, il rencontrera même la victime qui se porte comme un charme. Néanmoins sa hiérarchie bureaucratique exige qu’il reste sur les lieux jusqu’à l’arrivée d’une commission d’enquête. La victime sera finalement assassinée, la bureaucratie satisfaite et l’enquêteur enfermé dans un asile. « Comme vous le voyez, le protagoniste est la victime de circonstances absurdes qui finissent par le convertir en assassin… » (p.118)
A partir de la lecture de ce récit le comportement de Juan va changer et le rythme du discours accélérer. Je n’en dirai pas plus.
Dans les dernières pages le lecteur ira de surprise en surprise en découvrant d’abord le support du récit (une clé USB), le véritable destinataire du texte qu’il vient de lire et le dénouement de l’histoire. Mais le roman ne s’arrête pas là. Après un chapitre écrit à la troisième personne par un narrateur externe qui relate l’entretien scientifico-philosophique entre Juan et un prêtre, vient un épilogue dans lequel Cáceres reprend le fil de la narration à son compte et donne une nouvelle version (la véritable ?) du dénouement.
Los asesinos lentos est un roman remarquablement construit et superbement écrit, un roman dense aussi, malgré sa brièveté – à peine 150 pages – avec une grande économie de moyens : phrases brèves, style direct,…).
C’est un roman inclassable, un roman qui sort de l‘ordinaire L’ingrédient de base est l’absurde, sans aucun doute. Mais il présente aussi des aspects philosophiques. On serait presque tenté de le qualifier un roman policier. Mais il n’y a ni policier ni détective. Le narrateur est paranoïaque, mais cela ne fait pas de lui nécessairement un meurtrier en puissance. Il y a des menaces de mort et il y a mort d’hommes, sans que l’on puisse parler d’assassinats au sens propre du terme. Le mot « assassins » figure dans le titre… Ce qui est indiscutable, c’est que l’auteur recoure habilement aux techniques du genre.
[1] Cette édition étant épuisée, on peut la télécharger sur internet.
[2] Cet incipit est de la même veine que celui de Chronique d’une mort annoncée de García Márquez, de La Métamorphose de Kafka ou encore de Je vais mourir cette nuitde Fernando Marías. La qualité des incipits est une constante dans l’œuvre de Balanzà comme on aura l’occasion de le voir dans la suite.
[3] Le calmar géant (Architeuthisdux) est une espèce de céphalopodes à l’origine de croyances populaires, comme celle du kraken de la mythologie scandinave. (source Wikipedia).. Balanzù a été le directeur d’une revue intitulée précisément ElKraken de 2002 à 2009.