L’éternel retour de Panaït ISTRATI

February 8, 2021
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En feuilletant les derniers bulletins des éditions Gallimard (526 et 527), je constate avec plaisir (et un brin de nostalgie)[1]l’annonce de la réédition de Codine[2], un roman de Panaït Istrati et de la Correspondance Panait Istrati – Romain Rolland 1919 – 1935.

Etrange destin – tant biographique que bibliographique – que celui de cet auteur roumain décédé en 1935 dont l’œuvre, avec des intermittences éditoriales, continue à traverser les générations.

Personnellement, j’ai découvert grâce à mon professeur de français quand j’étais au lycée et grâce aussi à l’extraordinaire bibliothécaire de la Bibliothèque Communale de Verviers, feu André Blavier qui m’a permis de lire dans de vieilles éditions Présentation des Haidoucs, Paris, Férenczi et Fils, 1934, Le bureau de placement, Paris, Arthème Fayard, 1936 – que j’ai pu retrouver plus tard sur le quai des bouquinistes à Paris.
En 1958, les éditions Grasset republient Les chardons du Baraganet en 1959 les éditions des PUF rééditent Kyra Kyralina en livre de poche.
Enfin, en 1970, les éditions Gallimard publient une édition intégrale des romans[3]de Panaït Istrati dans une belle édition en 4 volumes.

Panaït Istrati n’aurait peut-être jamais écrit s’il n’avait un jour rencontré Romain Rolland et il n’aurait jamais rencontré celui-ci s’il n’avait voulu…se suicider. Ainsi commençait mon article dans Le Vaillant.Romain Rolland le qualifia de nouveauGorki des pays balkaniqueset le persuada d’écrire.

La vie de Panaït Istrati né à Braila en 1884 est, à elle seule, un vrai roman. Il quitte la maison familiale à douze ans et mènera une vie de vagabondages au cours de laquelle il parcourra le Moyen Orient et exercera une multitude de petits métiers : manœuvre, peintre d’enseignes, peintre en bâtiment…
Il aura également une vie active dans le syndicalisme et dans les mouvements révolutionnaires. Quand Romain Rolland fait sa connaissance à Nice en 1921, il gagnait sa vie en photographiant les touristes sur la Promenade des Anglais..Autodidacte, il apprendra le français en lisant Fénelon, Voltaire, Rousseau, Romain Rolland… lors d’un séjour dans un sanatorium suisse.
Son œuvre présente deux volets : ses récits, la partie la plus connue et ses innombrables écrits engagés, ses articles, sa correspondance, encore disséminés dans des pages de journaux, des préfaces,… 

Les récits

Dans son édition en 4 volumes publiée en 1970, Gallimard classe ces récits sous quatre rubriques, Les récits d’Adrien Zograffi (ou figure La Présentation des Haïdoucs),La jeunesse d’Adrien Zograffi, La vie d’Adrien Zograffiet Les chardons du Baragan. Les récits – plutôt que romans – de Panaït Istrati s’inspirent de souvenirs de ses errances, d’histoires qu’il a entendu raconter, de héros historiques auréolés par la légende comme Floarea Codrilor, cette femme Capitaine de Haïdoucs, ces Robins des bois roumains, résistants avant la lettre, qui harcelaient les oppresseurs (représentants du pouvoir turc, seigneurs féodaux, représentants du haut clergé…)
Certains, comme Mes départs, sont autobiographiques[4]On retrouve chez lui, les qualités des conteurs orientaux, ce qui fait le charme de ses récits, dont on se régale encore plus en les lisant à haute voix.
Adrien, le narrateur est une sorte de poète écorché vif, un révolté sentimental[5]à l’image de l’auteur.

Puisque Codine vient d’être republié figure dans La jeunesse d’Adrien Zograffien compagnie de Mikhaïl, Mes départs, et Le pêcheur d’éponges, intéressons-nous à ce livre en attendant que les autres suivent.

Il s’ouvre sur un bref récit indépendant, Une nuit dans les marais, qui avait été publié partiellement dans la Nouvelle Revue Françaiseen 1926. Il y est conté comment l’oncle Dimi qui était parti voler des roseaux dans les marais en compagnie de son petit neveu, Adrien, dut tuer de manière horrible son cheval.
Devenus trop pauvres, et malgré la solidarité familiale, Adrien et sa mère ont dû déménager pour aller vivre dans le quartier le plus malfamé de la banlieue « Voilà, mon enfant ! C’est fait… Nous sommes descendus un rang plus basNous voilà dansla Comorofca, le quartier le plus mal famé de la banlieue. » (Vol. 2, p.22)[1]
A l’inverse de sa mère, Adrien est subjugué par l’ambiance qui règne dans ce quartier et va se lier d’amitié avec Codine, le géant du port, un ancien forçat haï, redouté et respecté par les voisins.

Imprévisible, il peut être aussi brutal, notamment avec sa mère, que généreux tout en défendant des valeurs de justice et d’amitié, dont il a été frustré dans son enfance. Trahir cette amitié est se condamner à mort, comme cela arrivera à Alexis, son « frère de croix»
Codine, mort de manière atroce, Adrien se retrouvera plus tard chez le boulanger pâtissier Kir Nicolas qui deviendra son nouvel ami : « Pour les banlieusards de la rue Grivitza, Kir Nicolas était tantôt turc, tantôt grec, ou bien albanais, vu qu’on l’avait entendu parler dans ces langues[…] Mais les commères du faubourg se mettaient plus vite d’accord pour le qualifier de‘venetic’, c’est à dire‘d’étranger suspect’
Suspect, Kir Nicolas l’était, bien entendu, comme tout étranger qui arrive et s’établit dans un pays civilisé. Il aurait eu mauvaise grâce d’en vouloir aux habitants de Braïla, si semblables à tous ceux de toute autre ville d’Occident. » (p. 87)

Quelques extraits en guise d’apéritif

Par-ci par-là, Panaït Istrati décrit la vie des exploités, qu’il s’agisse des dockers du port de Braïla, dont il a partagé les souffrances et les humiliations ou des pêcheurs d’éponges.

Adrien a vu ceux-ci à l’œuvre, avec le patron le plus inhumain qu’il ait jamais rencontré, un patron qui n’hésitait pas à tuer froidement le pêcheur qui venait d’échapper à la noyade et revenait à la surface les mains vides :

Dix bourreaux, alignés à bâbord et à tribord, tiennent dans leurs mains le câble et la vie d’un homme. Chaque homme, nu, tel qu’il est venu au monde, tient dans sa main un couteau court et très affilé. La corde passe sous les aisselles. L’homme porte sur le dos un lest, beaucoup plus léger que son amertume, mais bien plus lourd que ses péchés. C‘est tout.
Le lieu de pêche choisi et le bateau ancré, le commandant procède aux sondages, en criant :
—Douze mètres! huit! treize! onze !neuf !
Derrière lui et à chacun de ses cris, se postent l’esclave et son maître : une bonne dose d’air, et vous voici au fond de l’eau, où, les yeux ouverts, vous pourriez voir une aiguille qui descend et la place où elle se pose.
Le fond de la mer est tapissé d’éponges de toutes les dimensions. L’homme empoigne la plus grosse et veut la couper. Mais l’éponge tient à sa vie, comme toute vermine, et se défend… Là est la tragédie de la pêche aux éponges : la dose d ‘air s’épuise rapidement, le cœur bat à étouffer, les oreilles craquent, les yeux commencent à se couvrir du voile qui précède la mort.
Alors, avec ou sans éponge, vous êtes forcé de tirer le signal, ne pensant plus qu’à l’air – l’air ! cette grosse fortune de l’existence que l’homme n’a pas réussi à capturer.
[…]
Si vous apportez une éponge en loques ou rien, un bon coup de poing reçu à nu dans les côtes, vous fait blasphémer la vie et son créateur.
Ce n’est pas la douleur qui vous fait mal, mais la haine et l’envie de planter votre couteau dans le ventre du tyran.
On a trouvé des malheureux qui, débordés par la haine, ont oublié le péril et ont frappé. Une minute après, ils allaient à la mer, le cœur traversé d’une balle. (vol. 2, Le pêcheur d’éponges,p. 415).

Eternel révolté, intransigeant et exigeant il ne pourra qu’être déçu par l’espoir qu’il mit dans les mouvements sociaux prometteurs d’un avenir plus juste pour la classe ouvrière en constatant le fossé qui existe entre les paroles et les actes des leaders de ces mouvements :
Sur le socialisme, je n’avais encore rien lu. Mais à la suite des mouvements ouvriers du port de Braïla, j’avais entendu dire que le socialisme signifiait : justice pour les pauvres et les exploités. J’avais vu également, comment un homme avait succombé après avoir été battu par la police parce qu’il était socialiste.
[…]
A l’âge de mes vingt ans, j’étais déjà édifié. Le monde socialiste lui-même, que je commençais à connaître de plus près, me prouvait que tous ceux qui réclamaient la justice n’étaient pas capables d’etre justes à leur tour. Même dans ce milieu, il n’existait qu’une petite minorité sentant et pensant comme moi. ( Panaït Istrati, Le pèlerin du cœurPages de carnets intimes, pp.250-251).

On en trouve un écho dans Le bureau de placement :

Tu le convoques ! riposta Craïoveanu. Tu parles au nom de tout le comité ! Qui t’a autorisé à émettre cette convocation ? Pas moi. D’abord, Adrien n’est pas du Parti et il peut se moquer de ta convocation.- Justement, il n’est pas du Parti, mais la classe ouvrière, qui lit ses articles, suppose qu’il en est. Par conséquent, de deux choses l’une : ou il s’y inscrit et se soumet aux directives du comité, ou bien nous déclarons qu’il est un isolé, une espèce d’anarchiste.
[…]
– Non, mais ! Il ne t’es pas non plus permis d’agir à ta tête. Tu te fais inscrire au syndicat mixte, ainsi que tu l’as fait Braïla, tu paies trois mois de cotisation, et puis, bonsoir ! On n’entend plus parler de toi. Maintenant, tu ne fais même pas partie de ton organisation professionnelle. Tu en es exlu !
– Qui m’a exclu ?
– Mais les statuts, parbleu !
– Je me moque de vos statuts ! La révolte en sort pas de vos paperasses, mais bien du cœur de l’homme opprimé, qui a existé avant les registres…(vol. 3, Le bureau de placement, Gallimard, 1984, pp. 211-212).

[1] En effet, Panaït Istrati fut le sujet de mon tout premier article publié en 1957 dans Le Vaillant, une revue estudiantine de l’Université de Liège et il faillit être le sujet de mon mémoire de licence, bien entamé à voir le dossier que je viens de retrouver. Projet que j’ai dû abandonner en raison de la difficulté à démêler les problèmes de droits d’auteur et à trouver une documentation encore éparpillée.

[2] En 2018, Simon Gelio et Jacques Baujard ont adaptéCodineen B.D. aux éditions La boîte à bulles.

[3] Panaït Istrati a aussi écrit Vers l’autre flamme, après seize mois dans l’ U.R.S.S. 1927-1928, Coll.10/18, 1980, livre qui lui valut pas mal d’inimitiés dans le rangs du Parti communiste.

[4] On en trouvera confirmation dans Panaït Istrati, Le pèlerin du cœur, Gallimard, 1984, une édition de textes établie par Alexandre Talex à l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur.

[5] C’est ainsi que Panaït Istrati se définit au seuil de Pour avoir aimé la terre.

[6] La plupart des citations sont extraites de l’édition Gallimard de 1968.

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