

Bien que la plupart des romans d’Isaac Rosa soient traduits en français aux éditions Bourgois – le dernier est Le Pays de la peur– on ne peut dire qu’ils ont joui d’un grand succès. La preuve en est que beaucoup se trouvent actuellement soldés ou accessibles gratuitement en format epub. L’occasion de se les procurer à petit prix et de découvrir un des meilleurs écrivains espagnols des quinze dernières années.
Il a vingt-quatre ans quand il écrit son premier roman La malamemoria, del Oeste ediciones. 1999, roman qui s’inscrivait dans le courant du “devoir de mémoire”. Il passa relativement inaperçu jusqu’à sa réapparition en 2007 (j’y reviendrai plus loin).
L’action de La malamemoria se situe 1977 quand il était politiquement correct de feindre l’amnésie. Le protagoniste, Santos, est un professeur de lycée qui, pour améliorer ses fins de mois, écrit des discours pour des personnalités, quelle que soit leur appartenance politique. Quand l’histoire commence, les contrats sont devenus rares: « Depuis que Franco est mort, je ne reçois plus beaucoup de demandes ; la majorité de mes clients sont devenus muets et les nouveaux qui se présentent se méfient de moi parce qu’ils me relient étroitement à l’ancien régime. » [1]
Il est engagé par la veuve d’un ex-franquiste, Mariñas, un homme d’affaires reconverti opportunément en partisan de la démocratie. Marinas s’est suicidé probablement à cause des rumeurs qui couraient sur son compte mais, selon la version officielle, il est mort d’un infarctus. Le travail de Santos consiste à réécrire les mémoires que Mariñas n’avait pas eu le temps d’achever afin de réhabiliter son image dans l’opinion publique.
Pour vérifier certains faits, il part à la recherche d’un village fantôme dont personne ne connaît l’existence – ce qui s’apparente plutôt à un refus de connaître -. Santos finira par découvrir ce village, qui présente des similitudes avec le Comala de Pedro Páramode Juan Rulfo, un village abandonné, où le temps s’est littéralement arrêté, un village peuplé uniquement de veuves devenues folles à la suite du massacre de tous les hommes, massacre perpétré quarante ans plus tôt et qui avait été organisé par Mariñas. Alcahaz – c’est le nom du village – est ainsi le symbole de l’oubli délibéré : « Pourtant, beaucoup de gens dans la région étaient au courant de ce qui était arrivé dans ce village, mais ils préféraient l’oublier, faire comme si ce village n’avait jamais existé…, l’oublier. Certains par honte[…], d’autres parce que oublier, nier ce qui s’était passé était la seule façon de ne pas se compromettre, de ne pas avoir à s’occuper de ces femmes devenues folles. »[2]
Le suspense est habilement maintenu jusqu’au dénouement, un coup de théâtre que nous ne révèlerons pas.
La construction de La malamemoria est assez complexe, structurée comme un puzzle dont le lecteur doit replacer les pièces. Il y a plusieurs narrateurs : Santos qui raconte le cheminement de son travail à la première personne, récit dans lequel il intercalle des souvenirs de son passé, un narrateur externe qui s’adresse à Santos à la deuxième personne, la veuve de Mariñas qui évoque des souvenirs de son mari, Mariñas dont Santos cite des fragments du journal relatifs aux premières années de sa vie. Il y a aussi des allusions à d’autres œuvres, à Paracuellosdu dessinateur Giménez ou à d’autres auteurs, Juan Rulfo, Alberto Méndez, José Avello, Max Aub, Carlos Castillo del Pino, Jesús Torbado, Manuel Leguineche,… qui sont autant d’invitations à les (re)visiter.
El vano ayer, Seix Barral, 2OO4 (La mémoire vaine, C. Bourgois, 2006) est considéré comme un des meilleurs romans sur le franquisme.
Comme tous les romans d’Isaac Rosa, il s’agit d’un ouvrage inclassable, tantôt roman, tantôt chronique , tantôt essai; un roman « en marcha » comme le qualifie Ignacio Echevarría[3], c’est-à-dire un roman en train de se faire, et qui pourrait être la matrice d’une multitude d’autres romans. ; un roman qui, par conséquent, va impliquer le lecteur en faisant de lui un complice de la narration qui sera invité à remettre constamment en question le travail du narrateur.
Le point de départ est original. L’auteur-narrateur, en lisant un livre d’histoire, tombe sur le nom de Julio Denis, un obscur professeur qui, dans le contexte de l’insurrection universitaire des années soixante, a été incarcéré puis expulsé non seulement de l’université, mais aussi du pays. L’information tient en deux lignes. On ne sait pas qui était ce professeur Denis, on ignore les raisons de son expulsion de l’université de même qu’on ignore ce qu’il est devenu après cette expulsion. Le sujet du livre pourrait donc être : qu’est-il arrivé au professeur Denis ? Avait-il eu des activités subversives ? Ou bien son arrestation a-t-elle été le fruit d’un malentendu ? Au contraire a-t-il été arrêté délibérément pour éviter que l’opposition ne découvre qu’il jouait un double jeu et qu’il était, en fait, un espion de la police politique ? On peut imaginer aussi qu’il faisait partie d’un groupuscule d’étudiants contestataires – en tant que membre a actif ou de taupe ? – « Une erreur policière, une délation couverte, une activité clandestine démasquée. Les trois possibilités sont ouvertes dans l’affaire Denis. La voie à suivre serait – l’imagination de l’auteur et les expectatives du lecteur vont dans ce sens – un agréable mystère… »[4].
La lecture est sans cesse interrompue par des adresses au lecteur, des digressions sur les possibles narratifs, en fonction des attentes de ce lecteur. Par exemple, en enquêtant sur le personnage, il est suggéré d’introduire un leader étudiant qu’on appellera André Sánchez, un vrai leader conscient de son rôle ou un excité inconscient. Il va disparaître mystérieusement, (volontairement ? « Suicidé » par la police franquiste ?) , mais il pourrait tout aussi bien aussi être le personnage d’un roman écrit par le professeur Denis,…
Le narrateur multiplie les insertions de documents authentiques ou habilement imités comme l’article du Monde, de plagiats de textes aisément reconnaissables (depuis El Poema del mío Cidjusqu’à la lettre dans laquelle Camilo José Cela propose ses bons offices de délateur aux autorités), d’extraits de la presse de l’époque, de propos tenus par Franco,…
Ce narrateur, se comportant de manière totalement indépendante, n’hésite pas à s’adresser à l’auteur lui-même non sans un certain complexe de supériorité : « L’auteur devrait me remercier parce que je lui offre une porte de sortie malgré tous les efforts qu’il déploie pour éviter une situation mystérieuse pleine de traîtrises et de doubles jeux »[5] et il l’avertit : « Il est temps de choisir une des deux voies, une des deux inconnues, André Sánchez ou Julio Denis »[6], avertissement qui vaut également pour le lecteur.
Il propose parfois des pistes différentes : ainsi le roman présente à un moment donné deux versions possibles d’un même événement disposées typographiquement en deux colonnes[7]. Ce procédé qui consiste à reprendre le même événement relaté par des supports différents, fait penser à 62-Modelo para armar (62-Maquette à monter) de Julio Cortázar.
Ce n’est sans doute pas par pur hasard si Isaac Rosa a baptisé de ce nom son imaginaire professeur Denis, « Choisir ce nom était faire un clin d’œil aux lecteurs de Cortazar et ceux-ci l’ont bien reconnu. Il s’agit, en effet, du pseudonyme sous lequel Julio Cortázar avait publié son premier recueil de poèmes,Presencias, dans sa jeunesse. En plus d’un clin d’œil pour initiés, c’est un modeste hommage à une de mes premières références littéraires, le franco-argentin Julio Cortázar. »[8]
Mais ce jeu sur les possibles narratifs n’est pas aussi innocent qu’il le paraît. En effet, tout en prenant des cheminements différents d’une littérature de dénonciation de Franco et du franquisme et en remettant sans cesse en cause le discours que l’on tient aujourd’hui sur ce passé, il n’en reste pas moins que El vano ayer est une terrible mise en scène de ce régime qui n’a plus rien à voir avec le réalisme de cette littérature de dénonciation.
En impliquant le lecteur, en lui offrant des choix de lecture (d’écriture ?) il le met dans une situation dans laquelle son imaginaire va être en mesure de former des images de tout ce qui aurait pu arriver aux protagonistes dans les différentes hypothèses du roman (arrestations arbitraires, tortures, suicides provoqués,… images plus parlantes que n’importe quelle description.
En fin de comptes, El vano ayer n’est pas un roman de plus sur le franquisme, mais bien un roman sur la construction du discours franquiste. Dans le discours de remerciement qu’il prononça à l’occasion de la remise du prix Romulo Gallegos[9], Rosa était on ne peut plus clair sur ses intentions : « El vano ayer n’est pas un roman sur le franquisme. C’est plutôt un roman sur le poids du passé sur le présent, sur la forme dans laquelle se construit le discours du passé pour être utilisé dans le présent. C’est intentionnellement que j’ai utilisé la forme refléchie, “il se construit”, comme si le discours se construisait soi-même. »
Et dans un entretien paru récemment, il disait : « La forme est devenue un moyen de donner un élan au fond, mais aussi de l’éclairer… j’ai pensé que c’était le seul moyen de lutter contre l’inertie, l’inertie de l’écriture mais aussi du lecteur qui s’intéresse aux romans sur le passé. »[10]
En exergue Isaac Rosa a placé deux citations dont une d’Antonio Machado qui donne son titre au roman : « El vano ayer engendrará un mañana / vacío y ¡por ventura! pasajero » (Le passé vain engendrera des lendemains vides mais, heureusement, éphémères.).
En 2OO7, les éditions Seix Barral, rééditent La malamemoria sous le titre ironique ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil ! (Encore un fichu roman sur la guerre d’Espagne ! : Lecture critique de La Malamemoria), C. Bourgois, 2010).
Avec ce « roman », Isaac Rosa franchit encore un pas dans sa démarche narrative en présentant une œuvre aussi originale qu’inédite dans sa forme.
Dans un jeu métalittéraire très habile, au lieu de nous offrir une réédition “revue et corrigée”, il présente une réédition critique (pseudo autocritique ?) de son oeuvre de jeunesse. Chaque chapitre de l’édition originale est accompagné de commentaires en italiques rédigés non par un critique patenté, mais par un “lecteur impertinent”, contre lequel d’ailleurs, l’auteur, dans un avertissement aux lecteurs, annonce qu’il va déposer plainte.
Ce lecteur, très averti, ne passe rien à l’auteur de La malamemoria, déconstruisant systématiquement le roman, s’en prenant tantôt au style, qualifié souvent de “maniéré”, tantôt à des aspects du récit qu’il trouve invraisemblables, tantôt à la construction jugée artificielle et au recours au deus ex machina, tantôt encore à certains effets trop faciles, trop attendus, voire racoleurs, comme le fait d’avoir prêté une aventure amoureuse à Santos…, se permettant parfois de faire des suggestions à l’auteur et d’émettre des commentaires complémentaires au texte du roman, voire donner des bons points, par exemple pour « Avoir osé fouiller dans un des aspects les moins connus et les plus répugnants du passé récent de l’Espagne : les expropriations, le pillage, l’utilisation de la guerre non seulement pour éliminer ou épurer l’adversaire idéologique, mais aussi pour le voler, pour s’approprier sa fortune, est à mettre au bénéfice de l’auteur. »[11]
Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’un quelconque jeu intellectuel, mais bien d’une réflexion fondamentale sur l’écriture, ses conventions, ses mécanismes, ses artifices, ses clichés et plus particulièrement sur le traitement littéraire des horreurs du franquisme, ainsi que le commente le lecteur impertinent dans sa dernière intervention : « Et alors, que reste-t-il de cette mauvaise mémoire contre laquelle se dressaient les armes de la littérature ? Et que reste-t-il des victimes ? Et de la guerre ? Que reste-t-il des intentions revanchardes de leur auteur ? Nous craignons qu’une fois de plus, la guerre, la mémoire, les victimes ne deviennent qu’un prétexte narratif et que ce qui se prétendait être un roman à visée thérapeutique ne soit finalement qu’une histoire agréable à lire, bien écrite,… avec la guerre civile comme toile de fond jouant le rôle de référent attrayant, reconnaissable avec lequel le lecteur se sent à l’aise et éprouve de la curiosité. Des romans comme celui-ci peuvent faire plus de mal que de bien dans la construction d’un discours sur le passé, quelles que soient les bonnes intentions dont se réclame l’auteur. En raison des particularités du cas espagnol, de la mauvaise relation que nous avons avec notre passé récent, la fiction vient occuper, dans la fixation de ce discours, un endroit central qui ne devrait pas lui revenir, du moins dans cette mesure. Et cependant, il l’occupe, le veuille ou non son auteur, qui a le devoir d’être à la hauteur de sa responsabilité. » [12]
Bref, ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil ! invite à plusieurs types de lectures, soit en pratiquant deux lectures parallèles et indépendantes : la lecture de La malamemoria dans sa version de 1999 en faisant abstraction des notes critiques ou une lecture en confrontant les gloses du lecteur impertinent avec le texte de Rosa.
Chacune de ces lectures peut présenter d’autres niveaux de lecture, par exemple en les confrontant avec sa propre lecture. Cette potencialité de lecture crée une distanciation par rapport à la narration et invite à s’interroger également sur les motifs et les objectifs qui ont pu inciter l’auteur à revisiter La malamemoria de cette manière.
Il y aurait encore pas mal de choses à ajouter à propos de ce curieux « roman ». En peu de mots, nous conclurons en disant qu’il s’agit d’un livre important qui invite à une remise en question non seulement du traitement de la guerre civile dans le contexte particulier de la narrative espagnole mais aussi, plus généralement, des conventions d’écriture – et de lecture – des romans qui entrent dans la thématique de la novelisation de sujets historiques ou d’événements réels en général.
Venons-en à son dernier « roman », Le pays de la peur, Bourgois, 2014. J’écris roman entre guillemets parce que, une fois de plus, il ne d’agit pas d’un roman comme les autres. C’est un roman, puisqu’il y a une histoire, mais cela ressemble à un essai sans l’être explicitement.[13]
Voyons d’abord l’histoire qui constitue le fil conducteur. Carlos, sa femme Sara et leur fils Pablo vivent dans un immeuble collectif. Sara constate que de petits larcins (argent en petites quantités, objets sans grande valeur) sont commis régulièrement. Tout semble indiquer que l’auteure de ces larcins ne peut être que Naima la jeune servante marocaine. Malgré ses pleurs et ses dénégations, elle est aussitôt congédiée. Mais les vols continuent après le départ de Naima. Plus tard, Carlos se rend compte que l’auteur des vols est son fils Pablo contraint de répondre aux exigences d’un compagnon de classe qui le rackète. A partir de cette découverte l’histoire prend l’allure d’un thriller.
Mais le véritable sujet, c’est la peur. Carlos est peureux par nature, il fait des cauchemars, se relève la nuit pour vérifier la fermeture des portes, interdit à son fils d’ouvrir à qui que ce soit en son absence,…Le racket et le harcèlement dont sont victimes son fils d’abord, lui ensuite ne vont pas arranger les choses. Carlos va se sentir dans un état d’insécurité permanente, imaginaire évidemment comme la peur d’être suivi dans la rue, d’être agressé dans un parking souterrain, une station de métro, un parc public,…une insécurité alimentée par les préjugés et les aprioris (peur des rassemblements de jeunes, des gitans, des pauvres, des étrangers, des faux démarcheurs de la police,…) alimentée aussi par la complaisance que met une certaine presse à raconter les faits-divers les plus horribles (violence urbaine, violence policière, terrorisme, …) quand ce n’est pas par les conseils de sécurité distribués par des instances officielles. Des modèles réels sont reproduits pp. 176 à 181 de l’édition espagnole El país del miedo.[14]
Ce répertoire de potentiels anxyogènes n’est pas à mettre entre les mains d’un lecteur qui ne dépasse pas le premier degré.
En poussant à l’extrême le sentiment d’insécurité, dont se nourrissent les partis de droite, Le Pays de la peur a une portée politique.
[1] Isaac Rosa, ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil !, Seix Barral, 2007, p. 35. Les extraits cités de La La malamemoria sont repris à Otra maldita novela sobre la guerra civil qui est, en fait, une réédition de La malamemoria (j’y reviendrai plus loin)
[2] Isaac Rosa, ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil !, p. 316.
[3] Ignacio Echevarría, « Una novela necesaria », Trayecto, p.281.
[4] I. Rosa, El vano ayer, Seix Barral, sixième édition, 2005, p. 29 ; en gras : en français dans le texte l.
[5] I. Rosa, Ibid, pp. 55-56.
[6] I. Rosa, Ibid., p.56.
[7] I. Rosa, Ibid., pp.172-181.
[8] Extrait du discours d’Isaac Rosa prononcé à l’occasion de la réception du Prix Rómulo Gallegos, in Analítica.com.
[9] Le prix Romulo-Gallegos fondé en 1964 en hommage à ce romancier vénézuélien est la plus haute distinction littéraire d’Amérique latine. Parmi les auteurs récompensés, on trouve Mario Vargas Llosa, Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes, Roberto Bolaño,…et parmi les auteurs espagnols, Javier Marías, Enrique Vila-Matas et Isaac Rosa
[10] « Entretien avec le romancier Isaac Rosa par Élodie Richard », in Vingtième siècle, Revue d’Histoire, n° 127, juillet-septembre 2015.
[11] I. Rosa, ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil !, p. 67.
[12] I. Rosa, Ibid., pp .444-445.
[13] On pourrait d’ailleurs lire de façon indépendante les chapitres qui relèvent de l’essai et ceux qui relèvent de l’histoire de Carlos et son fils..
[14] La consultation des rubriques « Conseils aux voyageurs » des sites des Ministères des Affaires Etrangères français et belges fond froid dans le dos et incitent plutôt le lecteur non seulement à ne pas voyager mais même à ne pas quitter sa maison.