


Comment ai-je pu oublier d’écrire une version française du compte rendu que j’avais publié sur ce blog il y a un an ? Je m’empresse de réparer cet oubli impardonnable parce que, à mon avis, Jon Arretxe fait partie avec Javier Abasolo, Willy Uribe, Juan Bas,.. de ces excellents auteurs basques trop peu traduits en français. [1]
Avec la trilogie 19 cámaras [19 caméras de surveillance], 612 €uros y Sombras de la nada [Les ombres du néant] [2] il entraine le lecteur dans le microcosme souvent surréaliste des émigrés du quartier San Francisco à Bilbao, quartier surnommé « La petite Afrique »
Pour préparer 19 cámaras, Arretxe a vécu 8 mois dans un meublé de ce quartier : « De ma fenêtre j’observais tout ce qui se passait dans la rue, je prenais mes repas dans les établissements du coin, je me baladais dans les rues et je me mêlais à la foule ».
Le protagoniste – narrateur, Touré, est un Burkinabe en situation irrégulière. Pour survivre, il se débrouille comme tous ses compagnons de misère. Et dans le genre picaro, Touré est un expert. Au long des trois romans, il va être sorcier, voyant, détective privé, toro de fuego [3], choriste à l’opéra, gigolo,…
19 cámaras, Erein, 2012, raconte les débuts du « professeur Touré » dans cet environnement de « La petite Afrique ». Il s’est autoproclamé expert en voyance, « métier » qui va l’entrainer dans des situations inattendues.
La première personne qui recourt à ses services est une grande bourgeoise, très riche, manipulatrice et nymphomane à ses heures – ce qui n’est pas pour déplaire à Touré -. Elle ne vient pas le consulter pour qu’il lui prédise l’avenir mais pour qu’il suive son mari, un client assidu des bordels de la petite Afrique. C’est ainsi que Touré devient détective privé, le premier détective noir du roman criminel espagnol.
Il va se retrouver dans des situations on ne peut plus rocambolesques dans ce quartier d’immigrés où tout est possible même le plus inimaginable.
De temps à autre les 19 caméras de surveillance se substituent au protagoniste- narrateur pour photographier le quartier à distance, au sens propre comme au sens figuré : scènes de rue, petits trafics, jusqu’à des bavures policières comme la scène où deux agents laissent se noyer le petit délinquant qu’ils poursuivaient dans l’indifférence du préposé aux caméras : « Le préposé observe la scène derrière sa caméra, allume une cigarette et en tire une profonde bouffée. » (p. 33)
19 cámaras est un regard relativement objectif comme peut l’être un documentaire sur la réalité de deux mondes, celui des sans papiers qui survivent grâce à des expédients et celui de la bourgeoisie qui fréquente ces quartiers non seulement pour s’encanailler le samedi soir, mais aussi pour acheter des gens à bon compte – et en toute discrétion – pour se livrer à des trafics de plus grande envergure.
C’est aussi un roman noir, imprégné d’humour, humour noir évidemment, mais dosé avec beaucoup d’intelligence.
Cet humour est encore plus évident dans le roman suivant, 612 €uros, Erein, 2013.
En rentrant dans son appartement, Touré se trouve en présence d’un individu, un soi-disant frère ou cousin qui porte le même nom que le sien. Il est accompagné de son fils Garan et traîne une énorme valise à roulettes. Etant donné que les Africains ont de grandes familles et que le sens de la solidarité familiale fait partie de leur culture, celui-ci sera plus fort que le doute qui habite Touré. Bon gré mal gré, il va donc accepter d’héberger ces prétendus « parents ». Et les ennuis ne vont pas tarder.
Effectivement, le deuxième Touré (qui se fera appeler Cissé Touré pour éviter les confusions) n’est qu’un vulgaire escroc qui vit des vols qu’exécute son fils en escaladant les façades pour pénétrer dans les appartements afin d’y dérober tout ce qu’il trouve, depuis des bijoux jusqu’à des dentiers ou des « sacs de farine ». Une autre de ses spécialités est de voyager dissimulé dans la valise à roulettes dans les soutes à bagages des bus, qu’il dévalise à son aise.
Les choses tournent au cauchemar quand apparait le cadavre atrocement mutilé de Cissé Touré et que le vrai Touré commence à recevoir des menaces de mort. Chargé désormais de Garant et ne sachant pas comment s’en sortir, Touré va imaginer des solutions toutes plus farfelues les unes que les autres.
Comme dans le roman précédent, il va prendre conscience qu’il a été manipulé non par des truands cette fois, mais par la police elle-même qui a mis à profit ses talents de détective.
612 €uros, malgré son humour, est un roman noir, très noir même, beaucoup plus noir encore que 19 cámaras, avec de la violence, du sang, des séquestrations et des assassinats.
Si les dédicaces des deux premiers romans étaient adressées à des amis ou des proches, celle de Sombras de la nada, Erein, 2014 est adressée « A tous ces Africains qui n’existent pas bien qu’ils soient parmi nous ». Comme le titre, cette dédicace avertit le lecteur de ce que ce roman va être encore plus pessimiste que les précédents.
Le roman s’ouvre sur une scène clownesque avec un individu qui entarte un présentateur à l’ouverture de la Foire du Livre, manifestation à laquelle participe Touré déguisé en GerónimoStilton, la souris d’une série de livres pour enfants. Ce sera l’unique touche d’humour de ce roman qui se terminera sur des réflexions très amères d’un Touré proche du suicide : « En ce moment mon esprit s’est envolé vers l’Afrique et je me suis souvenu avec quelle joie et quelles illusions nous accueillions dans notre village les visiteurs blancs qui venaient à notre grand marché du jeudi. Tout le monde voulait leur donner la bienvenue […] même si ces blancs n’étaient que de pauvres malheureux dans leurs pays respectifs. Mais en Europe c’était une autre chanson ; en Europe quand on inverse les rôles, tout est différent. Nous, les noirs, nous sommes bien accueilllis si nous sommes capables de divertir les blancs avec notre musique, avec nos danses ou en étant de bons joueurs de footbal….Si ce n’est pas comme ça, nous pouvons aller en enfer aussi respectables fussions-nous dans nos pays d’origine ». (p. 186)
Touré a reçu un appel téléphonique de sa fille Sira qui vit en France. Elle lui annonce son arrivée. Comme Touré n’a pas de papier et qu’en outre, il n’a pas d’argent, il confie à sa compagne Cristina la mission d’aller chercher sa fille à la gare d’Hendaye. Mais Sira n’est pas dans le train. Cristina dépose une plainte au commissariat dans se faire aucune illusion de l’intérêt de la police pour son cas : « elle se demandait quelle aurait été leur réaction si la personne disparue avait été d’une couleur plus claire, plus française » (p.78). Par conséquent, elle décide de mener la recherche pour son compte.
Pendant ce temps, dans la Petite Afrique, Touré bien que préoccupé par la disparition de sa fille, aide un peu à contre-coeur, une prostituée nigériane à retrouver son bébé qui a été séquestré.
On retrouve les mêmes protagonistes que dans les romans précédents : Cristina, la compagne de Touré, Osmán, l’ami fidèle, Ibrahim, le fou (mais cette folie lui coutera la vie), les Nigérians, les gitans et la paire de policiers qui ne quittent pas Touré des yeux…et le même environnement, le quartier de San Francisco et le bar Berebar.
Mais, à la différence des romans antérieurs, la tonalité est distincte, il y a moins d’humour et plus de noirceur, plus de tendresse aussi, sans jamais tomber dans le misérabilisme.
Une autre différence réside dans le rôle que jouent les femmes : Sira qui s’est volatilisée entre Paris et Hendaye, Cristina qui prend la place de Touré pour mener les recherches, Uwa, la jeune prostituée Nigériane qui cherche son bébé qui a disparu, Mariam, la femme de Touré restée au Burkina Faso et qui s’inquiète pour son mari et pour sa fille,..
Quant à Touré, il se fait plus discret, plus prudent, surtout avec les policiers. Et même ceux-ci, au courant du malheur de Touré, vont faire preuve de plus de compréhension, de plus de retenue.
Sombras de la nada consacre aussi plus de pages au calvaire que subissent les immigrants, depuis leur sortie d’Afrique jusqu’à leur arrivée en Europe, toujours à la merci des trafiquants d’êtres humains, à la merci également des avocats marrons qui leur extorquent le peu d’argent qu’ils ont pour prétendument leur fournir les documents qui leur permettaient de sortir de l’illégalité. A la merci de la mafia nigériane. A la merci des réseaux islamistes naissants qui promettent un autre paradis à ces êtres déboussolés. A la merci aussi des menaces, voire des bavures de la police.
Il met surtout en relief le calvaire que subissent les femmes, frappées et violées pendant le trajet pour terminer dans des réseaux de prostitution à la fin du voyage, tandis que les hommes sont livrés à eux-mêmes.
Le roman aborde le trafic avec les enfants des prostituées, les « bébés noirs [vendus] pour consoler des ménages blancs, le trafic des enfants arrachés aux bras de leurs mères pour rassasier les caprices sexuels de dégénérés, le trafic d’organes d’enfants pauvres pour sauver la vie de gosses de riches ». (p. 244).
Les trois romans bénéficient d’une trame vertébrée avec maîtrise qui maintient le lecteur en haleine jusqu’aux dernières lignes. Et, cerise sur le gâteau, les trois romans bénéficient d’une superbe écriture (il convient de rendre hommage à Cristina Fernández pour son excellent travail de traduction du basque vers l’espagnol[4])
Puissent un jour ces romans être accessibles en français avec la même qualité d’écriture.
Bien qu’il s’agisse d’une saga avec des personnages récurrents, chaque roman peut être lu séparément.
[1] Citons, ABASOLO, Jamais je ne t’oublierai et Nul n’est innocent, tous deux aux éditions L’Atalante en 1997 et 1999 respectivement, Juan BAS, Scorpions pressés, Gallimard, Série noire, en 2005, Willy URIBE, Le prix de mon père et Nous avons aimé, Rivages, en 2012 et 2013.
[2] Au moment d’écrire ces lignes, j’apprends que cette trilogie est devenue une tétralogie avec Juegos de cloaca [Jeux sordides ?], Erein, 2015. Faut-il dire que je m’empresserai de le lire dès que je pourrai me le procurer.
[3] Le toro de fuego est un personnage avec une tête et un corps de taureau qui court à travers la foule lors de certaines fêtes en crachant des fusées. C’est assez impressionnant.
[4] A l’origine le roman est écrit en langue basque.