Edurne PORTELA, Mejor la ausencia

February 8, 2021
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Edurne PORTELA, Mejor la ausencia, Galaxia Gutenberg, 2017. [non traduit]

Les auteurs basques, grands défenseurs de leur langue, nous ont longtemps caché leurs trésors. Il a fallu qu’ils se décident à se traduire ou à se faire traduire en castillan pour que nous – du moins ceux qui connaissons l’espagnol – puissions y avoir accès.
Ces écrivains ont été aidés par les éditions Erein, une courageuse maison d’édition consacrée essentiellement à la divulgation d’œuvres en euskera jusqu’il y a quelques années. Elle a osé relever deux défis : publier ces romans en espagnol et ne publier que des œuvres de qualité (pas question ici de « superventas » ni d’œuvres promotionnées par des prix littéraires.
Certains auteurs qui étaient déjà des incontournables quand ils publiaient leurs œuvres en langue basque, comme Bernardo Atxaga, Juan Javier Abasolo, Jon Arretxe, Ramón Saizarbitoria, Edurne Portela,…, le sont devenus aussi dans les pays de langue espagnole grâce au dynamisme de cette maison d’édition.
Ces défis ont été gagnés comme en témoignent le catalogue et les nombreuses rééditions surtout en Espagne. Jusqu’à présent, malheureusement, seuls les romans de Bernardo Atxaga, le précurseur ont été traduits en français.
Pourtant, contrairement à ce que certains pourraient imaginer, ces œuvres ne versent jamais dans le régionalisme. Si le cadre des romans noirs se situe en général dans les grands centres urbains ou leurs banlieues (Paris, Marseille, Athènes, Barcelone…), villes dont les références géographiques sont connues des lecteurs qu’ils y soient allés ou pas (La Seine et ses quais, Marseille et son vieux quartier, Athènes et Le Pirée, Barcelone et les monuments de Gaudi ou le barrio chino…), pour les Basques, ce sera Bilbao avec le fleuve Nervión et le musée Guggenheim.

Mejor la ausencia,[L’absence, c’est mieux]est exemplaire de ce point de vue. Si le problème de l’ETA, dont le nom n’est jamais cité, est présent en toile de fond, il n’est pas le sujet principal du roman , du moins pour un lecteur étranger – pas besoin de notes explicatives – même si un lecteur basque en fera nécessairement une lecture différente.
Amaia, la narratrice protagoniste, aurait pu naître dans n’importe quelle famille européenne pendant la seconde guerre mondiale, famille dont les membres lui cachaient que son père était soit un collaborateur soit un résistant.

Le roman est conçu comme une fiction autobiographique et est divisé en deux parties : 1979-1992 et El regreso (2009)

La première partie peut être lue comme un roman d’apprentissage, c’est la lecture que je ferai en premier lieu.
Amaia Gorostiaga a cinq ans en 1979 quand commence son histoire dont elle est la narratrice. Elle conte son quotidien jusqu’à sa sortie de l’enfance en 1992.
Elle est la cadette d’une fratrie de quatre enfants, dont trois garçons : Anibal, le grand frère protecteur, Kepa, le rebelle et Aitor, l’intellectuel. Leurs relations, au début, se partagent entre jeux et chamailleries.
Amaia est une gamine délurée, qui pose beaucoup de questions et ne comprend pas pourquoi on n’y répond pas.
Elle est curieuse, trop aux yeux de sa famille qui lui reproche d’écouter les conversations des grands, comme le font la plupart des enfants de cet âge.

Au fur et à mesure qu’elle grandit, elle prend progressivement conscience que quelque chose ne tourne pas rond dans sa famille, que si on ne répond pas à ses questions, ce n’est pas parce qu’elle est trop petite, mais parce qu’on lui cache manifestement des choses.
Elle s’interroge sur les absences de son père, en voyage selon les uns, pour régler des affaires selon les autres.
Elle se demande pourquoi Anibal, le grand frère attentionné a été exclu de l’école.
Elle ne comprend pas l’agressivité de Kepa et voudrait savoir qui sont ces jeunes peu recommandables qu’il fréquente.
Ni pourquoi Aitor, le calme qui vivait replié dans sa chambre avec ses livres, finit-il lui aussi par sortir de ses gonds, verbalement et physiquement.
Et pourquoi sa mère s’est –elle mise à boire ?
Et quand son père revient à la maison pour de brefs séjours, quelles sont les raisons de ces disputes qu’elle entend de sa chambre où elle a été enfermée ?
Comme tout enfant, elle confie ses peines à Buni, son doudou, jusqu’au jour où elle le détruit parce que Anibal lui a dit qu’elle était trop petite pour comprendre certaines choses.
J’ai 8 ans, justement. Je suis grande et je n’en ai plus besoin.

L’exclusion d’Anibal a pour conséquence qu’Amaia devra être inscrite à l’école des sœurs qu’elle déteste (elles ont de la moustache, sont méchantes, cancanières, rapporteuses,…), détestation qui est réciproque.

Au fil du temps et des chapitres, son vocabulaire s’enrichit, mais de façon peu académique au grand dam des bonnes sœurs et de sa famille. Elle finit par comprendre le sens de certains mots, comme ‘camello’ ce qui avait donné lieu à une scène cocasse et inconvenante, quand le jour des Rois mages (les homologues de Saint-Nicolas ou du Père Noël qui défilent à dos de chameau dans les rues) Anibal n’avait trouvé rien de mieux que de dessiner des traces de chameaux sur le sol.
Elle subodore, sans pourtant l’identifier, le sens de certaines situations et intuitivement elle pressent qu’il y a aussi des secrets de famille qu’on lui cache.

Ses choix de lectures évoluent aussi en fonction de la formation de sa personnalité, depuis Alexandre Dumas jusqu’à Vargas Llosa en passant par Stevenson, Delibes, Marías (qu’elle trouve embêtant)et García Márquez, son préféré.

Ce sera ensuite le lycée où elle sera déléguée de classe, les premières règles, les confidences entre copines, les premières amours, la première cuite et ses séquelles traumatisantes.
La vie à la maison est de plus en plus pénible depuis la mort d’Anibal et l’addiction à l’alcool de la mère.
Tous caressent le rêve de s’éloigner de la maison familiale.Aitor et Amaia iront poursuivre leurs études à Madrid et Kepa disparaîtra.

Tous ces épisodes dont je me garde de dévoiler les détails, sont contés par Amaia dans de savoureux dialogues – elle a la répartie facile – en parfaite harmonie avec l’évolution de ses compétences verbales.

Voilà ce qui concerne la partie roman d’apprentissage, une lecture qui ne tiendrait pas compte du volet basque.
Celui-ci y était cependant présent, mais de façon diffuse, dans les questionnements d’Amaia.
Qui sont ces barbus et les ‘collaborateurs’ de son père, comme ce Carlos qu’elle déteste instinctivement ?
Pourquoi la famille craint – elle les contrôles de police quand elle se rend en France ?
Pourquoi lui interdit –t- on de prononcer le mot ‘gudari’[1]dont elle ne connaît pas le sens ?

Que signifientces inscriptions sur la porte de sa maison : « Ici habitent un camello et un txivato., [2]Camello, c’est comme ça qu’on appelle Anibal au lycée selon Aitor et txivato, c’est ce qui était écrit sur la note qu’on avait déposée sur mon pupitre avant le cours. Marta[une condisciple qui ne lui adresse plus la parole] ne m’a jamais expliqué ce qu’était un camello.Et quand elle pose la question avec insistance, on lui donne des explications lénifiantes.
Pourquoi les bonnes sœurs chuchotent-elles quand elles parlent de son père ?
Pourquoi s’entêtent-elles à l’appeler Maria ? [3]

« quand la directrice fait l’appel et qu’elle dit MaríaGorostiaga, je ne réponds pas.
– Mademoiselle Gorostiaga, répète-t-elle.
– Oui
– Je vous demande de répondre quand j’appelle votre nom.- Je n’ai pas entendu mon nom.
– Et alors, elle me met dehors.»
Il y a aussi ces coups de fil mystérieux, les participants au carnaval déguisés en prisonniers portant des pancartes en euskera réclamant l’amnistie, les voitures incendiées..

Dans la deuxième partie Amaia est revenue habiter dans un quartier périphérique de Bilbao où elle vit seule dans une mansarde sans presque aucun contact avec sa mère. Elle a 35 ans, est divorcée et a perdu son emploi de journaliste. Elle revoit quelques amies d’enfance.
Elle s’est lancée dans le projet d’écrire un roman, mais les premiers essais ne sont pas concluants. Une de ses amies lui conseille alors de prendre comme sujet, sa famille, un filon, mais elle s’y refuse, comme elle refuse de parler de la saga basque.
Cependant, elle suivra le conseil de son amie. A partir de cet instant, Edurne Portela alterne constamment deux techniques, celle du narrateur interne, Amaia qui s’exprime à la première personne, et celle d’un narrateur externe qui utilise la troisième personne.

Ce narrateur met en scène tantôt ses parents ( celle toujours désignée précédemment comme ‘maman’ s’appelle Elvira dans le roman ) dans des situations réelles ou imaginaires quand Amaia n’était encore qu’un bébé, tantôt il met en scène son père et son collaborateur Carlos dans des circonstances fictives mais qui auraient tout aussi bien pu être réelles.

Pour Amaia, l’écriture de ce roman a une fonction thérapeutique. De façon désordonnée l’imagination interfère avec la mémoire, le présent avec des souvenirs du passé: « J’écris, j’écris. Je ne peux rien faire d’autre. J’écris, et dans mon sommeil, je rêve de ce que j’ai écrit de sorte que je ne sais plus si c’est dans mon imagination ou dans ma mémoire. Parfois ce sont des cauchemars qui me réveillent. Je recommence à avoir peur la nuit. J’écris des scènes dans le désordre… Je ne fais rien d’autre qu’écrire. Le téléphone est éteint et la connexion à internet débranchée. Le monde est dehors. Qu’il y reste. »

Si, comme je l’écrivais plus haut, dans la première partie le problème basque était appréhendé de façon diffuse par le regard candide d’Amaia, par contre, dans la deuxième partie, les allusions au problème basque sont plus fréquentes et plus précises, tant dans ses discussions avec son amie (l’évocation de situations réelles : manifestations de rue, revendications en faveur des prisonniers, assassinat d’un inspecteur de police…) que dans le roman qu’elle écrit (évocation de circonstances réelles : visites à la prison de Cadix où Kepa est en détention, scènes de torture dans la tristement célèbre caserne d’Intxaurrondo[4]…..ou imaginaires, lorsque son père assistait à des scènes de torture semblables quand il était en Argentine (réellement ou dans l’imagination d’Amaia ?)

Finalement Amaia ne saura jamais exactement qui était son père, un père versatile qui pouvait parfois être un père attentionné et devenir subitement violent. Sa relation avec lui sera jusqu’à la fin une relation amour/haine avec des moments heureux de partage suivis, parfois de manière inattendue, de scènes de violence.

La lecture terminée, le lecteur comprend que le court prologue énigmatique mettait en relief cette relation amour/haine qu’entretenaient Amaia et son père.

[1] Combattant

[2] Dealer, Mouchard

[3] Amaia est un prénom basque qui n’a absolument rien à voir avec María

[4] La caserne de la guardia civil d’Intxaurrondo, dans la banlieue de San Sébastian était le centre névralgique de la lutte anti-terroriste. On y pratiquait la torture quotidiennent. (cfr. le témoignage de Ion Arretxe dans Intxaurrondo, La sombra delnogal, Ed.Garaje, 2015). Pour les Basques, Intxaurrondo représente ce qu’était la rue Lauriston à Paris à l’époque de la Gestapo, la prison de la rue Lefortovo à Moscou du temps de Staline, la Villa Grimaldi pendant la dictature de Pinochet.

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