La trilogie de Rosa Ribas et Sabine Hofmann : Don de Lenguas, El gran frío, Azul marino.

February 8, 2021
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Rosa Ribas et Sabine Hofmann viennent de mettre un terme à la trilogie dont les histoires se déroulent au début des années cinquante avec, comme principale protagoniste, la journaliste Ana Martí.

De ces trois romans, Don de lenguas, El gran frío [Un froid glacial] et Azul marino [Bleu marine] parus aux éditions Siruela respectivement en 2013, 2014 et 2016. Seul Don de lenguas (cfr. critique de ce roman dans ce blog), a été traduit en français sous le titre La mort entre les lignes, Seuil, 2015.

Bien que publiés dans la collection Siruela/Policíaca, ces trois romans s’inscrivent dans une autre perspective, celle du devoir de mémoire, surtout le dernier volet dans lequel l’aspect policier sert surtout d’alibi à rappeler les infamies du franquisme.

Pour rappel Ana Marti est une jeune journaliste de La Vanguardia dans Don de lenguas. Son frère a été fusillé et son père, un des meilleurs journalistes de ce journal, a été démis de ses fonctions par le Régime.

Dans le premier volet, Don de lenguas, son directeur la charge de couvrir l’enquête que mène la police sur l’assassinat de la veuve d’un médecin de renom. Son rôle, très encadré, consiste à mettre en évidence l’efficacité de la police et de donner une bonne image de la ville de Barcelone à la veille d’accueillir le Congrès Eucharistique. Etant donné que l’affaire implique des personnes de la haute bourgeoisie barcelonaise, il convient de marcher sur des œufs et de ne pas créer de remous.

Le corps du présumé assassin étant retrouvé noyé, l’enquête officielle conclut à un suicide, ce qui permet à l’inspecteur Castro de classer l’affaire et d’espérer un avancement pour son efficacité.

Mais Ana, qui s’est piquée au jeu, a découvert un échange de lettres entre la victime et un certain Abel Mendoza, « suicidé ». C’est là que va commencer le rôle de Beatriz Noguer. Au terme d’une très fine analyse de textes, Beatriz, en bonne philologue, découvre que les lettres reçues par la veuve sont l’œuvre de deux expéditeurs, ce qui, non seulement détruit la thèse de la police mais risque de mettre en cause de hautes personnalités.

Le roman qui avait commencé sur un rythme propre à beaucoup de romans d’intrigues voit ce rythme s’accélérer quand il se transforme en roman noir, avec la traque des deux femmes, la violence, les menaces de morts et le meurtre d’une pauvre innocente, ce qui contribue à relancer le suspense.

Ana est toujours secondée par son amie, la philologue Beatriz Noguer, bien que rien ne relie ces deux femmes au monde de la criminalité. Ce sont deux idéalistes qui se voient comme deux détectives passionnées de romans à énigme anglais. L’une, Ana, joue sur son intrépidité, l’autre, Beatriz, utilise ses qualités de philologue. Ana peut aussi compter sur le soutien discret et prudent de l’inspecteur Isidro Castro de la Brigade criminelle.

Don de lenguas relève aussi du roman historique dans la mesure où, comme beaucoup de romans qui s’inscrivent dans le courant du devoir de mémoire, il décrit le climat qui régnait dans les années cinquante : exclusion du travail pour ceux qui avaient exercé une fonction du temps de la République, exclusion qui s’étendait jusqu’à leurs enfants, voire à ceux qui montraient peu d’enthousiasme pour le Régime. Cette obsession d’éliminer tout ce qui n’est pas conforme au Régime est poussée jusqu’à l’absurde avec l’exclusion de termes lexicaux : « Rouge ne s’emploie plus que pour désigner les communistes… le Petit Chaperon rouge s’appelle maintenant le Petit Chaperon écarlate… »[1], et à la modification de la toponymie officielle : la Bibliothèque de Catalogne est rebaptisée Bibliothèque Centrale, remplacement de noms de rues,…

L’histoire de El gran frío, Siruela, 2014. [Un froid glacial]. se déroule en février 1956. Ana a quitté son emploi à La Vanguardia. Après pas mal de refus dans sa recherche d’un autre emploi dans la presse à cause de sa double condition de femme et de fille d’une famille de « rouges », elle est finalement engagée par un hebdomadaire populaire, El Caso, un « fleuron » de la presse à sensation franquiste[2] spécialisé, commeDétective en France, dans la relation des crimes les plus sanglants et les affaires les plus morbides. Avec l’accord du directeur, elle y publiera ses articles sous un pseudonyme.

Elle est envoyée dans le Maestrago, une région perdue de l’Aragon pour faire un reportage sur une gamine qui présenterait les stigmates du Christ. C’est peu dire que cette mission n’enthousiasme guère une Ana peu encline à croire aux miracles ni son directeur d’ailleurs, ce reportage pouvant se révéler être un chausse-trape dans le contexte officiel ultra catholique : ou bien il s’agit d’un vrai miracle, ce qui conforterait le Régime et l’Eglise, ou bien il s’agit d’une imposture montée par les autorités de la région pour en faire un lieu de pèlerinage et la dénonciation de cette imposture pourrait coûter cher à celui qui la révèlerait.

En outre cet hiver est particulièrement rigoureux. Comme Ana ne dispose pas du véhicule du journal, elle est contrainte à rester plus de temps que prévu dans le village isolé par la neige.

En bonne journaliste professionnelle, elle mène ses investigations comme elle l’entend sans se laisser influencer par les bonnes âmes qui proposent leur aide : le curé, les autorités, les villageois.

Ce séjour prolongé va lui permettre de découvrir non seulement qu’il s’agissait bien d’une imposture, mais de déceler des affaires bien plus graves et bien plus sordides. Ces révélations lui vaudront l’hostilité du curé, évidemment, mais aussi celle de ces villageois qui ne voient pas d’un bon œil l’exhumation de secrets bien protégés, d’autant plus qu’il s’ensuit des morts aussi mystérieuses que violentes qui s’ajoutent au malaise régnant. La situation devient tellement tendue que Ana commence à craindre pour son intégrité physique.

En recourant à la symbolique de la claustration avec le repli sur soi qu’elle implique , à la symbolique du froid qui paralyse et en montrant la manipulation de la religion au service des pouvoirs ecclésiastique et politique, les auteures confèrent au roman une dimension qui dépasse le cadre de l’Espagne franquiste, une dimension plus universelle. (pensons aux dérives de la Turquie d’Erdogan, au fanatisme des islamistes soumis au pouvoir de Daesh,…).

Et, cerise sur le gâteau, très subtilement et jamais gratuitement, les auteures – toutes deux professeures – ajoutent une note culturelle dont se charge Beatriz, « la conscience linguistique » d’Ana en évoquant d’autres lectures. Garcilaso, Sánchez Ferlosio, Miguel Unamuno…, en établissant des rapports avec l’Histoire rappelant par exemple comment Fray Luis de Granada était tombé dans le panneau en faisant crédit à l’histoire de La nonne de Lisbonne.

Ces petites touches culturelles distribuées avec modération, ne sont pas pour déplaire, tout comme le détournement de la chanson infantile El patio de mi casa devenue La chanson du monstre dans la bouche du petit Mauricio, chanson qui va se révéler être la solution de l’énigme.

Si El gran frío peut se lire comme une suite à Don de lenguas : mêmes protagonistes (Ana et Beatriz), même milieu professionnel (la presse), les deux romans peuvent se lire indépendamment l’un de l’autre.

L’action de Azul marino se déroule à Barcelone en 1952. On est en pleine guerre froide. Dans ce contexte, l’image que se font les Etats-Unis de l’Espagne devenait intéressante. : géographiquement, l’Espagne occupe une situation stratégique. C’est ce qui explique que la sixième flotte américaine fasse escale à Barcelone.

C’est dans ce cadre que s’ouvre Azul marino. Un marin américain a été tué dans une bagarre avec des Espagnols dans un bordel du Barrio Chino. Sale affaire pour le commissaire Goyanes, phalangiste pur et dur qui craint des implications politiques qui pourraient lui coûter son poste. Et pas moyen d’arguer que l’enquête relève de la compétence des autorités américaines parce que le marin a été tué vraisemblablement par un Espagnol et sur le sol espagnol. Les Américains exigent cependant de collaborer, ce qui plaît encore moins à Goyanes qui déteste les Américains pour leurs manières, leur sans-gêne, leurs chewing –gums et surtout la façon hautaine avec laquelle ils se comportent envers les Espagnols. Goyanes refile donc l’enquête à Isidro Castro tout aussi peu enchanté de travailler avec les Américains, en l’occurrence avec Thomas Wilson de la Police militaire flanqué de son traducteur. Pas bête, Castro invite Ana à lui servir d’interprète. Comme journaliste, et même si elle sera contrainte à ne rien diffuser, cette invitation l’enthousiasme.

En plus de son emploi précaire à l’hebdomadaire El Caso, elle est maintenant responsable d’une rubrique dans Mujer Actual, une revue people. Elle s’est mise à l’apprentissage de l’anglais et participe activement à des tables de conversation avec son professeur, Lawrence, nouveau venu dans la galaxie, mais qui aura un rôle à jouer.

Placé devant le fait accompli, le consul américain devra s’en accommoder. Cette situation donnera lieu à quelques scènes savoureuses et pleines d’humour quand Ana devra traduire avec diplomatie des propos à l’emporte-pièce de Castro ce dont Wilson n’est pas dupe.

Ana, qui ne lâche jamais le morceau, intriguée par la personnalité de la victime, suspecte que, derrière cette banale bagarre d’ivrognes qui se termine tragiquement, se cache peut-être un crime. Cette hypothèse pouvant se révéler gênante tant pour la réputation de la marine américaine que pour les autorités espagnoles. Castro, qui ne connaît que trop bien Ana, lui recommande, pour la forme, d’agir avec prudence et discrétion.

L’enquête policière est mise en mode « pause » pour faire place à du journalisme d’investigation. Ana, a appris au cours de l’enquête proprement dite que Antonio Vázquez, la victime, d’origine portoricaine, avait le projet de se marier avec une espagnole rencontrée lors d’une escale et qu’il comptait lui offrir un bijou de valeur pour sa demande en mariage. Ana se met donc à la recherche de cette fiancée et, de fil en aiguille – c’est le cas de la dire – découvre qu’elle est couturière dans un atelier assez particulier qui relève d’une organisation charitable.

Je n’en dirai pas plus si ce n’est que, à partir de là, Ana va ouvrir la boîte de Pandore. Ses investigations intrépides et imprudentes vont mettre sa vie en danger et elle aura bien besoin de l’aide de Beatriz et de Lawrence qui, eux aussi, vont courir des risques pour la sortir de ce mauvais pas.

En s’intéressant d’un peu trop près à cette petite couturière, Ana a fourré son nez dans des affaires peu reluisantes qui mettent à jour la face cachée du régime : exploitation des femmes célibataires – pire encore si elles sont de « familles rouges », « éducation » de leurs enfants dans des orphelinats dirigés par des nonnes et soutenus par des dames de la haute bourgeoisie barcelonaise sous couvert de charité chrétienne – certaines scènes font penser aux terribles dessins de Paracuellos de Carlos Giménez -, prostitution, trafics d’enfants, mauvais traitements, tortures,… Bref un tableau bien noir et excellemment rendu du climat de cette période funeste. En ce sens Azul marino s’inscrit également dans le courant du « devoir de mémoire ».

La fin du livre nous ramène à l’enquête policière dont les conclusions ne sont pas non plus à l’honneur des marins américains.

[1] R. Ribas & S. Hofmann, Don de lenguas, e.books, p. 101-102.

[2] Sa publication continuera jusqu’en 1997.

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