
Quelle riche idée a eue cette jeune maison d’édition de consacrer, dans une superbe édition, un de ses premiers titres à un roman de José Luis Muñoz, un des maîtres du roman criminel espagnol puisque El cadáver en el jardín et Barcelona negra, ses premières apparitions dans ce genre datent de 1987, deux romans qui s’inscrivaient dans la lignée des romans de Juan Madrid et de González Ledesma, deux romans empreints de violence avec des policiers corrompus et des personnages totalement amoraux.
Le titre Te arrastrarás sobre mi vientre [tu te traîneras sur mon ventre] est l’adaptation extrait d’un fragment de la Genèse : Et l’Eternel Dieu dit à la femme: Pourquoi as-tu fait cela? La femme répondit: Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé. L’Eternel Dieu dit au serpent: Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. et je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité: celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon. (Genèse, 3 :14)
Cet anathème sera le fil conducteur de cet excellent roman, avec le serpent tatoué sur l’épaule du protagoniste principal et le personnage de Perlita, la femme séductrice.
Le roman est divisé en deux parties. Dans la première, qui se déroule dans les dernières années du franquisme, le narrateur conte l’histoire de Gaspar Noriega, ancien boxeur devenu le gorille, exécuteur des basses oeuvres de Vázquez, un riche proxénète qui règne sur le « barrio chino » de Barcelone. Gaspar Noriega vit avec une mulâtre dans un taudis infesté de cafards. A l’instar du serpent tatoué sur son épaule, il rampe devant son maître qui ne manque jamais l’occasion de l’humilier. Et quand il rentre à la maison, il se défoule sur sa compagne.
Pour avoir débarrassé Vázquez d’un concurrent encombrant avec la complicité involontaire d’un poliicier corrompu, Vázquez lui confie la gestion de bars à champagne -officiellement il sera à la tête d’une agence de placement – où officieront des prostituées de haut vol.
Il quitte son taudis pour un appartement luxueux dans le quartier résidentiel de Barcelone et abandonne La Mulata.
Commence alors la grande vie. Gaspar exerce sa qualité d’agent de placement pour sélectionner les candidates dans sa nouvelle résidence, s’habille comme un dandy, roule en Ford Mustang et ne boit plus que du Jack Daniels. Accessoirement il congédie les gérants qui pourraient lui faire de l’ombre.
Il devient, un peu contre son atavisme d’ex-souteneur, confident de la police (Vázquez sachant utiliser les arguments adéquats pour le convaincre) en rendant compte des conversations de ces fils à papa, cheveux longs et barbes fournies qui, le matin assistent aux cours de l’Université puis croient faire la révolution autour d’un verre de whisky.
Il tombe follement amoureux de « Perlita », une étudiante en droit plus charmeuse que studieuse, une fille canon doublée d’une Messaline qui, du jour au lendemain va devenir la reine du strip-tease et mettre dans sa poche aussi bien Vázquez que Gaspar.
La deuxième partie se situe dans le quartier de Bonanova, le quartier huppé de Barcelone, quinze ans plus tard et s’ouvre sur une scène d’anniversaire, celui de Gordi (Bouboule),sobriquet de Cathy qui se pépare à souffler ses quatre bougies sous le regard attentionné de son papa Gary, surnom familier de Gaspar, et de sa maman, Sylvia, le vrai nom de Perlita ». « Une grande maison, une immense piscine, un jardin privé, des enfants, du personnel de maison. Tout était devenu réel. » (p.316).
Gaspar Noriega, est devenu Gary Loriega, un riche promoteur immobilier, cul et chemise avec des autorités peu regardantes sur le respect de la légalité quand les compensations sont des repas gastronomiques dans les meilleurs restaurants, gastronomiques, des call-girls,…voire des menaces.
Sur le plan familial, tout baigne aussi. Il est un mari fidèle, toujours éperdument amoureux de Sylvia qu’il traite avec beaucoup d’égards ; avec sa fille, c’est un vrai papa-poule
Mais ce ne serait pas un roman noir si ces apparences ne dissimulaient pas des réalités bien sombres, pour ne pas dire d’une extrême noirceur. Nous n’en dirons pas plus.
Te arrastrarás sobre mi vientre est un grand roman noir dans tous les sens du terme. Un roman dans la ligne de certains romans précédents de José Luis Muñoz, un roman empreint de violence et d’érotisme, mais peut-être plus subtil, plus complexe aussi.
Du point de vue social, José Luis Muñoz nous décrit des mondes peu reluisants : dans la première partie il oppose celui des bas-fonds de Barcelone, avec sa misère, sa saleté, ses odeurs, sa violence, ses gargotes, ses putains, ses policiers avachis et véreux, son érotisme brutal,… au monde plus chic des beaux quartiers
avec son ostentation, ses belles manières, ses bars à champagne, ses call-girls,…
Quels que soient les lieux ou les origines sociales, les motivations sont les mêmes : l’argent, le sexe, atteints sans détours et parfois avec brutalité dans le monde du Barrio chino, avec entregent et faux- semblants dans le quartier de Bonanova ; « Au fond, cela revient au même, tous viennent pour la même chose, mais ils ne vont pas droit au but ; la différence ici c’est qu’on fait beaucoup de détours avant d’y arriver » (p. 119)
Du point de vue politique, à l’instar des relations sociales, si la police ne met pas de gants pour agir dans les quartiers populaires, elle est beaucoup plus discrète et plus accomodante dans les beaux quartiers : « Robles[Un policier de la brigade politico – sociale, assidu des spectacles de strip-tease] m’a promis qu’il fermerait les yeux tant qu’il n‘y aurait pas une plainte émanant d’un de ces puritains de l’Opus Dei. Il n’est pas exclu que nous parvienne un ordre des autorités nous contraignant à fermer le local pendant deux ou trois jours, mais cela ne nous fera que plus de publicité. (p. 228).
Dans la deuxième partie, tout n’est qu’apparence. Avec la Transition et la mode du « destape »[1], les bars à champagne ne connaissent plus le même succès. C’est maintenant le secteur immobilier qui a la cote, un secteur qui permet un enrichissement rapide. Sous le couvert de la respectabilité, les pratiques n’ont guère changé, les autorités s’achètent aisément et, si elles se montrent réticentes le chantage et les menaces replacent, momentanément, les enveloppes.[2]
La fête d’anniversaire qui ouvre cette seconde partie fait partie aussi de ces apparences, celles d’une famille modèle où tout est calme, luxe et volupté, une famille entourée d’amis authentiques et de serviteurs fidèles.
Le seul personnage positif, constant en amitié et en amour qui, dans le milieu amoral du Barrio chino où elle a exercé comme prostituée, conserve malgré tout un certain sens moral est la Mulata. Bien qu’elle soit le souffre – douleur et l’exutoire érotique de Gaspar, elle lui restera dévouée corps et âme jusqu’à ce qu’il l’abandonne.
L’autre femme, Sylvia « la Perla » (les femmes jouent souvent un rôle primordial dans les romans de Muñoz) est le contre-pied de La Mulata : Physiquement, La Mulata n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été, elle n’a aucune éducation, elle est sans aucune retenue, spontanée, dit ce qu’elle pense, mange comme un phoque, et fait l’amour sans aucune pudeur. La Perla est une fille superbe (un bonbon), distinguée, raffinée, intellectuelle, séductrice, sans scrupule qui ne se donne que contre argent comptant et qui sait garder les apparences quelles que soient les circonstances.
A chaque partie du roman correspond son style : un style à l’image des personnages et du milieu dans les chapitres qui ont pour décor le Barrio chino, une langue émaillé de termes populaires « Gaspar revint à la cuisine en traînant les pieds en se disant qu’il mettrait des semaines avant de baiser la Mulata et se demandant s’il ne ferait pas mieux de la congédier, de lui foutre un coup de pied dans le cul et de la jeter dans l’escalier quand ce policier lubrique sortirait en reboutonnant son pantalon » (p. 73)
ou encore « Maintenant la Mulata était sur le lit, nue et mangeait avec les doigts un plat de calamars dégoulinant d’huile en regardant un mauvais feuilleton sur sa télévision portable avec antennes et ce spectacle lui retournait les tripes.
– Ouvre la bouche bébé. Ouvre la bouche. Allez, ouvre-là. Maman va te donner un petit calemar »
Autre ambiance, autre langue quand il s’agit de scènes qui se déroulent dans la riche demeure des Loriga : « Amparito répartissait maintenant entre les enfants de grands verres de jus d’orange naturel. Le parquet du salon était plein de miettes du gâteau d’anniversaire. Gary fit sauter le bouchon d’une bouteille de Moët Chandon, remplit la coupe de sa femme puis la sienne et porta un toast en leur honneur et à celui de sa fille. » (p. 316).
Te arrastrarás sobre mi vientre est un roman réussi, qui tient le lecteur en haleine jusqu’au dénouement. On ne peut que souhaiter qu’il soit rapidement traduit en français.
José Luis Muñoz est un auteur prolifique ; citons
Dans le genre noir : El cadáver bajo el jardín, Barcelona negra, La casa del sueño, Pubis de vello rojo, El final feliz, Mala hierba, La precipitación, , La caraqueña del Maní y El mal absoluto, Marea de sangre, Último caso del inspector Rodríguez Pachón, Lluvia de níquel
A ma connaissance, seuls les deux derniers romans cités ci-dessus ont été traduits en français, sous les titres La dernière enquête de l’inspecteur Rodriguez Pachon et Babylone Vegas publiés aux éditions Actes Sud en 2008 et 2010 respectivement.
[1] Déjà, à partir de 1975 et plus encore avec la suppression de la censure en 1977, commencent à fleurir, surtout au cinéma et dans les revues people comme Interviú fondée en 1976, des photos et de scènes de filles de plus en plus dénudées, phénomène connu sous le nom de « destape »
[2] Ces pratiques ont été le thème d’un grand nombre de romans noirs de l’époque de la Transition et, aujourdhui l’Espagne est encore éclaboussée par pas mal de scandales immobiliers.