
On peut s’interroger sur le fait que Benjamin Prado ne soit pas traduit en français. Jusqu’à présent seul son deuxième roman Nunca le des la mano a un pistolero zurdo, Barcelone, Plaza y Janés, 1996 a été traduit sous le titre Ne serre jamais la main d’un tueur gaucher, Hachette, 1999), œuvre qui est passée assez inaperçue lors de sa parution.
Y aurait-il des raisons politiques en ce qui concerne certaines de ses œuvres ? On peut l’imaginer, notamment en ce qui concerne Operación Gladio[1]. Bien que l’auteur parte dans ce livre de faits réels qui se sont déroulés à Madrid lors de l’époque de la Transition, – l’assassinat le 24 février 1977 de cinq avocats par un groupe d’extrême droite, assassinat derrière lequel plane l’ombre du réseau Gladio – le roman acquiert une portée internationale puisqu’il établit des liens avec des attentats similaires perpétrés dans d’autres pays d’Europe.
Le point de départ du roman se situe à Madrid le 17 mars 2005 lors du déboulonnage de la statue équestre de Franco en présence d’une foule qui applaudit tandis que d’autres, le bras tendu, chantent Cara al sol, l’hymne fasciste,
Une journaliste, Alicia Durán, qui prépare un livre sur le rôle du réseau « Gladio » dont l’implication dans le massacre d’Atocha ne fait aucun doute, assiste à cet événement et interviewe quelques curieux. Alicia vit avec Juan Urbano, professeur de français et romancier. Il est l’ auteur de…Mala gente que camina.[2]
Parallèlement, Monica Grandes, une militante de « l’Association pour la Récupération de la Mémoire Historique », qui a déjà assisté à l’ouverture de quelques fosses communes, intervient auprès de la juge Bárbara Valdes pour qu’elle engage un procès contre les responsables du mausolée du Valle de los Caídos. En effet, en 1959, certaines fosses avaient été vidées de leur contenu et les restes transportés dans ce mausolée. Les descendants de ces républicains assassinés ne peuvaient admettre que les restes de leurs disparus côtoient ceux de leurs assassins et exigeaient leur restitution aux familles.
Le roman se structure sur trois plans interconnectés, deux histoires qui vont se dérouler en alternance, celle des recherches d’Alicia pour son livre, enquête qui l’emmène en Italie où après avoir interviewé un juge antiterroriste et un détenu qui appartint au réseau Gladio, Vincenzo Vinciguerra, elle disparaîtra sans laisser de traces ; celle des démarches pour la restitution des corps inhumés au Valle de los Caídos – cette histoire s’articule autour de la personne de Dolores Silva, fille d’un de ces républicains dont les restes ont été volés -, et celle de l’enquête menée par Juan Urbano pour retrouver Alicia.
A chaque plan correspond une technique : la technique du narrateur omniscient pour conter l’histoire de Dolores et de son père et mettre en scène les relations parfois tendues entre les personnages qui interviennent dans les deux histoires ; la technique journalistique de l’interview pour narrer les enquêtes d’Alicia ; la technique du roman à énigme avec les investigations d’Alicia et les recherches entreprises par Juan pour retrouver celle-ci.
Operación Gladio relève à la fois du roman historique (il évoque des événements de l’histoire récente de l’Espagne de la Transition), du roman d’espionnage (en remontant les pistes du réseau Gladio) et du roman à énigme (d’une part en cherchant qui tire les ficelles de ce réseau et d’autre part en investiguant la disparition en Italie de la journaliste qui enquêtait sur ce réseau).
Bien que le roman reste une fiction, certains faits cités ont réellement existé : le déboulonnage de la statue du dictateur, le massacre d’Atocha, l’ouverture des fosses communes, l’attentat de Bologne, les tueries du Brabant wallon…A côté de personnages fictifs, évoluent des personnages bien réels dont les noms sont cités explicitement, le juge Garzón, l’inspecteur Medina, le juge italien Felice Casson, Vincenzo Vinciguerra … d’autres apparaissent sous un surnom facilement identifiable comme Isidoro Mercado (Felipe González était appelé Isidoro dans la clandestinité), d’autre encore désignés seulement par leur fonction, le Ministre de l’Intérieur, le chef de la police,…).
Sur un plan plus anecdotique, l’auteur ressuscite quelques événements cocasses du franquisme comme cette histoire invraisemblable mais bien réelle de cet escroc Albert Elder von Filek qui parvint à vendre à Franco une poudre magique qui avait le pouvoir de transformer l’eau en un carburant capable de faire rouler les voitures et voler les avions.
[1] Le réseau Gladio (opération Stay behind) fut créé en 1947 pour lutter contre le communisme. Son existence officielle ne fut révélée qu’en 1990 lors de l’enquête menée sur l’assassinat d’Aldo Moro. il dépendait de la CIA et son siège était à l’OTAN. Des cellules existaient dans plusieurs pays européens (France, Italie, Luxembourg, Belgique,, Espagne,…). Leur mission consistait à créer une stratégie de tension pour déstabiliser les états en fomentant des attentats qui étaient ensuite attribués à des groupes gauchistes. En Italie, il a été démontré que c’était le réseau Gladio qui était responsable des attentats de la Piazza Fontana à Milan en 1969 y de la gare de Bologne en1980. Dans ce roman Benjamín Prado cite explicitement ces attentats et implicitement les tueries du Brabant wallon en Belgique en 1995.
[2] Mala gente que camina [Il y a des méchants sur le chemin], Alfaguara, 2006 aborde le thème des enfants volés à leurs mères durant la dictature.