
Nulle pierre tombale ne perpétue ces cinq noms Ana Paücha, Pedro Paücha, José Paücha, Juan Paücha, Jesus Paücha, dit Le Petit. Nul œil ne les pleure. Nulle mémoire n’en garde trace. Ce ne sont que les noms de cinq saints sans église. Des anti-noms. Des non.
Gomez Arcos est un écrivain espagnol de langue française. Né dans une famille républicaine, il fuit l’Espagne de Franco et se réfugie en France. Il apprend le français sur le tas et choisit cette langue pour écrire ses romans qui connurent un grand succès entre les années 1978 et 1995.
La plupart firent l’objet de multiples rééditions en livres de poche, appréciés tant des critiques que du « grand public ». En France, il figurait même dans les programmes des lycées.
Ces romans, qui s’inscrivent dans le « devoir de mémoire », peuvent se diviser en deux groupes, les romans qui abordent cette thématique sous l’angle de la haine et ceux qui l’abordent sous l’angle de l’amour. Ana Non relève de ces derniers.
Ana Non est une histoire d’amour et de mort qui se déroule à l’époque de l’apothéose du franquisme. Elle est contée au rythme de la longue marche d’Ana Paücha, une vieille paysanne andalouse, « qui a conçu trois garçons. Autrement dit une prison et deux tombes. » C’est pour embrasser une dernière fois son petit dernier emprisonné depuis trente ans dans une geôle à l’autre bout du pays qu’elle a décidé d’entreprendre cette aventure démesurée.
Pour ne pas s’égarer, elle va suivre la voie de chemin de fer qui monte vers le Nord. Elle suivra patiemment l’express, enveloppée par la fumée que certains trains laissent derrière eux comme un nuage de deuil qui s’ajoutera au noir de son veuvage.
Elle sait que ce voyage sera sans retour. Pourtant, si elle a laissé la clef sous la dalle, c’est pour garder l’espoir qui lui sera nécessaire. Espoir, amour et mort l’accompagneront jusqu’à la fin du voyage. Elle sait que la mort ne voudra pas d’elle avant son arrivée.
Avant de partir sans avertir personne, elle a nettoyé sa maison et préparé un paquet : Le paquet est prêt, il n’est pas lourd. Juste un pain aux amandes huilé, anisé, et fortement sucré. Un gâteau dirait-elle. Cette phrase sera un leitmotiv récurrent jusqu’à la fin du roman avec quelques variantes selon que passent les jours et les semaines : Et ce paquet qu’elle porte, lourd d’humidité contenant (toujours ?) un pain aux amandes huilé, anisé, et fortement sucré. Elle n’ose plus appeler ça un gâteau.
Au cours de son long voyage, elle subira des contrôles, on lui demandera si son chien est vacciné (Mais Ana ne sait pas ce que cela signifie) ; elle trouvera des petits travaux avilissants à la morgue d’un hôpital où les nonnes la réconfortent avec un bol de soupe en lui parlant de Lazare. Son chien sera euthanasié…par noyade. Elle fera un bout de chemin avec un aveugle autorisé à chanter des chansons sur la place publique à condition qu’elles puissent être entendues par toutes les oreilles. Il finira par être arrêté pour « agitation politique en lieu public » et, partant, pour être considéré comme un « danger social » Elle se détournera même de sa route pour assister, tous frais payés dans le cadre de la propagande du caudillo, à une de ces manifestations spectaculaires de soutien à Franco qui se déroulaient à la Plaza de Oriente.
Et Ana poursuit obstinément son chemin. Elle parle et raconte sa vie. Finalement, elle trouve un travail dans un cirque ambulant qui part en tournée dans le Nord. Plus elle s’enfonce vers le Nord, plus le froid l’accable.
Et quand enfin elle trouve la prison, c’est pour apprendre la terrible nouvelle : « La direction de la prison vous a adressé une lettre officielle pour vous apprendre la triste nouvelle en date du 4 juin dernier. Elle nous a été renvoyée un mois plus tard avec la mention : Partie sans laisser d’adresse ».
Ana Non, malgré la misère humaine qu’il met en scène, est tout le contraire d’un roman misérabiliste. Il y de l’humour, noir évidemment, et, dans la description de scènes d’apparence banale, une virulente critique implicite de la société bien-pensante de l’époque : la charité organisée des associations catholiques féminines et leur maternalisme, celle des bonnes sœurs qui se bornent, bénédiction à l’appui à offrir au « pauvre » un bol de soupe et un croûton de pain ; le respect de la moralité en ne permettant que des discours ou des chansons qui ne heurtent pas les oreilles mais qui autorise « l’euthanasie » d’un animal par noyade.
Et, cerise sur le gâteau, Ana Non est soutenu par une écriture remarquable, poétique, souvent lyrique qui fait penser parfois à celle du Romancero gitano de Federico García Lorca.
Lecture apéritive
[Dans le cadre de la fête de Notre-Dame des Sept Conquêtes, Ana a été conviée à un repas de gala au palais du gouverneur militaire à l’occasion de l’opération « mettez un pauvre à votre table »]
Escortée de Madame la maîtresse de maison Ana Paücha descend de voiture... Les pieds d’Ana non, enveloppés de chiffons, s’enfoncent jusqu’aux chevilles dans le moelleux d’un tapis rouge dangereux comme sable mouvant, ayant plus de peine à avancer sur cette prairie écarlate que sur les traverses de la voie ferrée. Ana Paücha trébuche. M. le gouverneur militaire lui fait l’honneur de lui offrir son bras (le bras même qui tint, trente ans auparavant, le fusil du vainqueur) Ana ne sait plus quoi faire de son paquet.
Madame l’épouse de M. le gouverneur militaire donne soudain des ordres, tâche pour laquelle elle est sans doute née. Toute la maisonnée entre en effervescence. Un cuisinier bonneté de blanc demande courtoisement à Ana Paücha si elle préfère le saumon fumé au caviar iranien ou un peu de chaque ?
[…]
Tout le monde a de tendres attentions envers elle. C’est sa fête. Elle n’aurait jamais pu imaginer qu’elle tomberait un jour aussi important que celle de la fête de Notre-Dame des SeptCconquêtes.
Ana Paücha répond que tout est bien, parfait, qu’elle ne veut pas les déranger, qu’un bol de soupe et un morceau de pain…Hérésie ! Madame l’épouse de M. le gouverneur militaire suffoque, mille mains tendent vers ses narines mille flacons de sel, son pékinois hurle à la mort.
M. le gouverneur militaire qui a signé hier cinq condamnations à la peine capitale, embrasse tendrement le museau de l’animal. Le chien revient à lui. La dame aussi. (pp. 90-91)